Les enseignements de l’arrêt Jordan et son application en droit disciplinaire

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4 mai 2021 Droit disciplinaire

Dans un article précédent, nous avons fait une introduction au droit disciplinaire. Le droit disciplinaire emprunte certains principes au droit civil et au droit criminel et pénal. Ceci étant dit, ce ne sont pas tous les principes du droit criminel et pénal qui peuvent s’appliquer au droit disciplinaire.

L’arrêt Jordan

En 2016, une décision importante, maintenant très connue, a été rendue en matière criminelle et pénale dans l’arrêt R. c. Jordan[1] (ci-après « Jordan »). Cet arrêt réaffirme le droit d’un inculpé d’être jugé dans un délai raisonnable, droit qui est enchâssé dans la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après la « Charte »), à son article 11 (b).

Dans cet arrêt, le plus haut tribunal du pays établit certains paramètres afin de déterminer si le délai écoulé depuis le dépôt des accusations est raisonnable. Au-delà d’un certain nombre de mois variant selon le type d’infraction, une présomption à l’effet que ce délai est déraisonnable vient s’appliquer. Au-delà de ce délai, l’inculpé peut alors demander l’arrêt des procédures à son égard et il revient au procureur de la poursuite de démontrer que le délai n’est pas déraisonnable dans les circonstances et est dû à des circonstances exceptionnelles.

Depuis que cette décision a été rendue en 2016, plusieurs ont tenté de l’invoquer afin d’obtenir l’arrêt des procédures en matière de droit disciplinaire. Bien que le droit disciplinaire tire ses sources du droit criminel et pénal et lui emprunte certains principes, ces deux branches du droit comportent de nombreuses distinctions et sont indépendantes.

Les décisions rendues sur ce type de demande en droit disciplinaire rejettent l’application de l’arrêt Jordan pour plusieurs raisons.

L’application de l’article 11 (b) de la Charte

La première raison pour laquelle cet arrêt n’est pas applicable découle directement du libellé de l’article 11 (b) de la Charte sur lequel se base l’arrêt Jordan.

11. Tout inculpé a le droit :

b) d’être jugé dans un délai raisonnable;

Il faut donc en retenir que seul un inculpé bénéficie de cette protection. Or, dans le cadre du droit disciplinaire, le professionnel n’est pas considéré comme étant un « inculpé » puisqu’il ne se trouve pas sous l’emprise du processus criminel[2].

La protection de la Charte

De plus, il a également déjà été établi par la Cour suprême que l’article 11 (b) de la Charte ne s’applique pas dans les « affaires privées, internes ou disciplinaires qui sont de nature réglementaire, protectrice ou corrective et qui sont principalement destinées à maintenir la discipline, l’intégrité professionnelle ainsi que certaines normes professionnelles, ou à réglementer la conduite dans une sphère d’activité privée et limitée »[3].

À titre indicatif, toutes les poursuites relatives à des infractions criminelles prévues au Code criminel et à des infractions quasi criminelles prévues par les lois provinciales sont automatiquement assujetties à l'article 11 de la Charte, mais non les infractions disciplinaires.

La faute disciplinaire imprescriptible

Par ailleurs, il est à noter que la faute disciplinaire est imprescriptible, c’est-à-dire que le recours ne peut s’éteindre par le seul fait qu’il n’est pas exercé dans un délai déterminé. Or, appliquer l’arrêt Jordan au processus disciplinaire viendrait imposer une prescription à ce genre d’infraction, ce qui serait contradictoire[4]. Ce n’est qu’exceptionnellement que ce type de demande peut être présenté.

Cet enseignement a été confirmé en spécifiant que l’arrêt des procédures ne peut être accordé si le professionnel fonde sa demande que sur l’arrêt Jordan[5].

Conclusion

Bien que le droit disciplinaire tire ses origines entre autres dans le droit criminel et pénal et que certains principes du droit criminel et pénal peuvent se transposer au droit disciplinaire, il faut se garder de tenter de tous les appliquer. On ne pourra pas demander l’arrêt des procédures uniquement basé sur l’arrêt Jordan.

Ceci étant dit, il existe un principe de justice naturelle à l’effet que chacun a le droit d’être entendu et jugé dans un délai raisonnable. Il faudra toutefois démontrer que le professionnel a subi un préjudice grave, réel et sérieux d’une ampleur telle qu’il heurte le sens de la justice et de la décence justifiant l’arrêt des procédures[6]. Il faut donc comprendre qu’il n’est pas question d’appliquer la présomption tirée de l’arrêt Jordan et qu’il faudra faire la démonstration d’un tel préjudice grave, réel et sérieux en plus de démontrer que le professionnel n’a pas été entendu et jugé dans un raisonnable.

À défaut d’obtenir l’arrêt des procédures pur et simple, le professionnel peut demander l’allègement de sa sanction disciplinaire en invoquant le préjudice qu’il a subi en raison des longs délais qui se sont écoulés entre la survenance des faits reprochés/le dépôt de la plainte et le jugement final lui imposant une sanction disciplinaire.

Toutefois, nous sommes d’avis que la possibilité d’obtenir l’arrêt des procédures en matière disciplinaire pour cause de préjudice grave, réel et sérieux subi par le professionnel fondé sur le délai déraisonnable à pouvoir être entendu et jugé ne sera accordé qu’en des circonstances exceptionnelles, comme ce fut le cas dans l’affaire Landry c. Guimont[7], où la Cour d’appel est venue ordonner en 2017 un arrêt des procédures dans une affaire disciplinaire impliquant un avocat et où il s’était écoulé entre 11 et 13 ans depuis la perpétration des comportements fautifs et le jugement final rendu par la Cour d’appel qui est venu mettre un terme à une longue saga. Il importe de préciser que l’arrêt Jordan, rendu en 2016, n’a pas été cité par la Cour d’appel dans cet arrêt.

La Cour d’appel est d’ailleurs venue nous rappeler dans cet arrêt que [c]omme c'est le cas en matière criminelle, le remède draconien que constitue l'arrêt des procédures n'est accordé qu'exceptionnellement lorsque l'ensemble des circonstances ne laisse place à aucune autre réparation[8].

En conclusion, l’arrêt Jordan n’a pas entraîné d’impact en droit disciplinaire, contrairement au domaine du droit criminel.

Ce bulletin fournit des commentaires généraux sur les développements récents du droit. Il ne constitue pas un avis juridique et aucun geste de nature juridique ne devrait être posé sur la base des renseignements qu'il contient.

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